Quelques heures tout au plus que Cende tournait, et virait, et tournait, et virait. Errer sans but, c'était son lot quotidien depuis des années au final, et le faire ne représentait plus grand chose pour lui. Dans un état second, il franchit la porte des cuisines. Il faisait sombre, ce jour-là. Peut-être que c'était la nuit, ou tôt le matin, il ne dormait pas beaucoup, était un peu perdu avec le temps. Virgile savait tout, pourtant, dans son infini source de connaissance, son cadavre empli des souvenirs des contrées visitées. La notion de temps, d'espace n'étaient pas abstraites. Sans doute faisait-il jour, alors.
C'est son petit doigt qui lui dit.

Il venait de s'enfiler une bonne partie des réserves du pensionnat. Du moins, tout un placard rempli de sachets bizarres, de trucs et de machins pas très bons, mais qui tenaient bien sur l'estomac. Peut-être qu'il serait malade, après, plus tard. Plus tard dans la journée du coup vu qu'il fait jour. Après réflexion, c'était normal qu'il fasse si sombre dans les cuisines, puisqu'elles étaient au sous-sol. Sans doute y aurait-il davantage de lumière en haut des escaliers. Le couloir était long et semblait interminable. Quand il aperçut enfin la porte, Virgile soupira, se massa le front du bout des doigts, puis s'engouffra à l'étage supérieur. La lumière qui lui embauma le visage le fit frémir de surprise. Qu'elle fut agréable ou pas qu'importait, il était sorti de sous terre, et savait que malgré le crachin environnant -il y avait toujours un sale temps en Transylvanie- il faisait suffisamment clair pour qu'on sache que le jour était levé.
Pas grand-monde dans les couloirs, mais c'était tout naturel, il était l'heure d'aller en cours. Pour beaucoup, donc Cende, il s'agissait d'une heure de trou: les clubs, les enseignements facultatifs... Il avait du mal avec tout ça. Déjà qu'il avait suffisamment de mal à se lever pour assister aux cours obligatoires, il n'allait pas s'encombrer l'esprit avec d'autres cours inutiles. Et c'était toujours plus confortable de ronfler dans son lit, c'était inncontestable. C'était son rituel: après avoir mangé il fallait dormir. Aussi Virgile se dirigeait-il vers les dortoirs, là où il s'affalerait dans ses draps, sous sa couette, et qu'il pourrait s'évertuer à ronfler dignement comme il savait si bien le faire. Rester dehors avec les autres, c'était pas très intéressant. Même, le soleil, ça fait mal aux yeux, même s'il n'y en a pas beaucoup. C'était la lumière qui lui dégommait les rétines en général, alors s'infliger soi-même la douleur, c'était stupide. Et même s'il n'était pas particulièrement intelligent, il savait éviter les blessures inutiles et aimait à vaquer à ses occupations certes peu intéressantes mais relaxantes.

Dormir, dormir, dormir, dormir, dormir. Mais d'abord, il fallait grimper les escaliers. Duuuuuur. Et c'est comme ça qu'il entreprit sa grande épopée de monter les marches une par une en trainant les pieds, le regard bas, les yeux à moitié clos, mode zombie activé. Sa grande veste en queue de pie rebondissait à chacun de ses pas, et ses talonnettes claquaient au sol et étaient en partie responsable de sa mise en veille. S'il avait eu des converses, ou de vieilles baskets pourries et usées, il n'aurait pas fait de bruit et aurait pu dormir debout. Mais c'était pas le cas. Alors il grimpait, en rêvant à son lit. En sentant sa tête tourner. Parce qu'en y réfléchissant bien, il ne se sentait pas au top, là. Tout était flou c'était bizarre. Y'avait des formes qu'il n'avait jamais vu encore. Peut-être un effet secondaires des médicaments, ou un mauvais mélange avec ce qu'il venait de bouffer. En attendant, ça n'allait pas très fort, et il dut s'asseoir sur les marches. Aucune classe mais tant pis, et releva sa manche.
On lui avait offert une montre pour son dix-huitième anniversaire. Une montre, alors qu'il n'avait presque aucune conscience de l'heure, pas important après tout. Minuit douze. Minuit et douze minutes. Voilà. Soit elle était cassée, soit il était givré. Dehors il pleuvait, ouais, mais il faisait sombre et la seule lumière qui n'était pas filtrée par les fenêtres, c'était celle de la lune. Ça éclaire bien une lune, putain. Par contre d'aussi loin qu'il se souvienne, ça crée pas des gens, une lune.

Alors qui tu étais, toi, assise près de lui?

- Toi aussi, tu veux manger pendant la nuit? C'est mieux, personne ne peut te voir, comme ça.

Il la regarde, parce qu'il sait qu'il s'agit d'une fille, une jolie fille peut-être, et attend sa réponse avec nonchalance. Peut-être ne sait-elle pas où se trouve la cuisine et par conséquent la nourriture? Mystère.
Mais il elle veut quelque chose, elle peut toujours essayer de lui poser la question. S'il ne dort pas, il lui répondra avec plaisir. Enfin autant que possible.

La position assise est certes confortable, mais peu pratique lorsqu'on veut parler à quelqu'un qui lui est resté debout. C'était bien évidemment le cas à présent, et Virgile, à qui on avait apprit à regarder les autres dans les yeux quand on s'adressait à lui, était obligé de lever la tête vers elle pour pouvoir la mirer. Et encore mirer était un bien grand mot: si la fille ressemblait à ce qu'il voyait à ce moment-là -c'est à dire une silhouette informe, toute noire et élargie par la lumière fausse de la lune, c'était qu'il y avait eu une sacrée anomalie dans son code génétique. Mais ça à la limite, c'était pas le plus important.
C'était pas comme si lui il était clean, ça aurait été trop beau.

Il bailla. Il bailla, aucune classe, quoi qu'en dise ses vêtements tirés et nettoyés et luxueux et tout ce qu'on veut. Il la regardait toujours en contre-plongée, dommage que ça ne soit pas dans l'autre sens, au moins il aurait pu se rincer l'oeil. Quoiqu'elle n'avait pas l'air d'être franchement ouverte sur le plan relationnel. Et c'était pas comme si lui l'était non plus. D'ailleurs, il s'en foutait. Il se contentait de la regarder, sans doute avait-elle été refroidie par sa phrase. Tirade dont il n'avait aucun souvenir d'ailleurs, impossible de se rappeler de si elle avait un sens précis ou si elle servait simplement de meublage. C'était bien l'une des rares fois où il engageait la conversation de lui-même, mais c'était très certainement du à son état. Il n'aimait pas vraiment être seul quand il était malade, parler lui occupait l'esprit un temps soit peu, il en profitait.

Elle lui répond, il l'écoute à peine, mais il voit qu'elle sourit. C'était peut-être drôle, peut-être pas, mais en général quand les gens sourient c'est qu'il y a quelque chose de plaisant qui leur est arrivé, ou qu'ils sont contents, ou qu'ils ont entendu une bonne blague, quelque chose comme ça. Elle, elle souriait beaucoup depuis tout à l'heure, pas seulement depuis qu'il avait parlé. Depuis qu'il était arrivé il ne l'avait pas vu perdre son sourire. Elle était peut-être simplement contente, ça arrive, c'est rare, mais ça arrive. Cependant ce n'était pas ce que disait le cordon qui les reliait.
Il était d'une couleur jaune, mais très pâle. Presque blanc en somme, une couleur qui se faisait rare sans doute parce que plus personne ne le regardait vraiment, ne ressentait quelque chose envers lui. Là, elle était distraite par son arrivée, il était un phénomène venant casser la routine, elle devait bien l'aimer quelque part, mais ce n'était pas ça que le cordon voulait dire. C'était qu'elle lui cachait quelque chose. Même si son interprétation n'était pas claire, il n'avait jamais cherché à comprendre, cela suffisait à Virgile pour savoir qu'il ne s'agissait pas simplement d'une réponse courtoise et dénuée d'intérêts. Encore fallait-il savoir ce qu'elle préparait.

Elle parla à nouveau, et ce coup-ci Virgile comprit quelques bribes auxquelles il avait prêté attention: elle le prenait pour un humain, c'était à peu près l'idée. Bon, outre le fait qu'il fut pour le moins stoïque face à l'erreur grossière de la jeune personne -car il n'y a qu'une jeune personne pour faire une erreur pareille bien entendu, il ne resta pas sourd à sa question. Qu'es-ce que tu fais hors du lit à cette heure. Très bonne question, chère demoiselle. Très, très bonne question, dont il n'avait malheureusement pas la réponse lui-même.
Elle pensait peut-être l'effrayer, ou plus simplement lui apprendre quelque chose, mais elle se fourvoyait sans nul doute: qui aurait cru qu'aller s'enfermer loin de toute juridiction dans un château perdu au milieu de la forêt de Transylvanie était une activité "ludique", "plaisante", et même "saine", ou "sûre"? Il était peut-être bleu mais pas stupide, non plus, et le voyage qu'il avait entreprit jusqu'ici n'était certainement pas une affaire de tourisme. Trop de questions, pas assez de réponses, c'était ce qu'il avait retenu et ce qu'il comprenait toujours. Sur cette pensée, il se leva, plus froid que le marbre, plus neutre que n'importe quoi. Il entama une toute petite marche vers la jeune fille, puis disparut.

Il venait en réalité de la traverser. Preuve qu'elle était une porte.

- Un humain? Où tu en vois?

Apparu juste derrière elle, il se colla au mur et se laissa glisser pour s'asseoir à nouveau.
Une porte, c'était pour lui un passage, un tremplin vers l'autre monde. Les portes n'étaient pas rares, puisqu'il y avait toujours des fantômes, des vampires, des zombies, des créatures à la fois mortes et pourtant bel et bien présentes qui faisaient le lien entre la Terre et le monde de l'Au-Delà. Ce qui était plus rare, par contre, c'étaient les gens capables de les traverser. Le don n'était pas forcément inné, et savoir ouvrir puis fermer la porte, question de sécurité, était un savoir-faire transmis dans la famille Selah depuis des années. Tous un peu Virgile dans l'âme au final.
Elle n'était ni tout à fait morte, ni tout à faire vivante. Il s'agissait simplement d'une porte. Et lui était celui qui pouvait la traverser.

- Il n'y a que nous deux, je crois. On doit être réceptifs à la lune. C'est un terme technique pour parler de ceux qui ont leur cycle de sommeil affecté par la lune. Du moins, moi, c'est pour ça que je suis là. Je connais pas ta vie.

Les gens étaient en règle générale surpris par de telles capacités et c'était normal, ils étaient humains, les humains n'ont pas de pareilles possibilités. Un humain ne traverse pas les gens, c'est évident, et c'est pour cela que Virgile n'usait quasiment jamais de ses dons. À quoi bon, les autres ne pourraient pas répliquer et le lyncheraient plus qu'autre chose. Non, vraiment, ce genre de comportement ne le mènerait à rien, déjà qu'il ne voulait être mené nulle part, autant se faire tout petit et tout discret. Le pouvoir de devenir une ombre, là, ça aurait été cool. Mais non bien sûr, pas d'ombres chez la famille Selah. Des corsets, des vestes lourdes mais élégantes, des chaussures cirées, des coiffures impeccables... La vie de château et l'habileté de surprendre les gens.
Elle n'était certainement pas humaine, la mademoiselle. Elle puait trop pour ça, une sorte d'odeur de mort sans être morte elle-même, sans doute un vampire, un fantôme, à la rigueur un ange ou un démon, certains étaient morts puis réincarnés. Ou alors une réincarnation alors, justement. En attendant, la jeune femme devait sans doute connaître l'existence de ses tares génétiques qui faisaient qu'en réalité les êtres humains étaient en sous nombre comparés aux créatures mystiques, mythologiques, fantastiques ou peu importe. N'empêche quand même qu'elle a été surprise lorsqu'il l'a traversé. Mais c'est compréhensible vu que c'est pas tous les jours qu'on se fait traverser par quelqu'un qu'on prenait de prime abord pour un être humain lambda.

La demoiselle lui demande ce qu'il est avant d'elle-même s'affaler au sol, un peu comme lui le faisait. Il ne la voyait pas Virgile puisqu'il avait la tête entre ses mains et qu'il fermait les yeux, mais il l'avait senti parce qu'on sent quand un corps tombe à côté de soi. C'est pas bénin comme sensation, et on ne peut pas s'imaginer ce que ça fait sans vivre soi-même l'expérience. C'est comme tout, il faut essayer. Faut voir ce que ça donne par soi-même parce que les témoignages, arrive un moment où ils ne suffisent plus. Du tout.
Elle regardait Virgile comme s'il s'agissait d'une bête de foire, peut-être lui avait-il causé du tort? Pourtant il n'en avait pas l'impression mais parfois les impressions sont fausses et il faut tout remettre en question. Là il n'avait pas la foi de le faire, il allait donc attendre qu'elle parle à nouveau, et si elle ne parlait pas à nouveau il s'en irait. Il n'avait rien à faire ici. Mais c'est pas comme si on l'attendait quelque part. La famille Selah considérait leur faculté à voyager entre les mondes comme une bénédiction alors qu'il tenait en lui-même davantage de la sorcellerie mais ce n'était pas le plus gênant. Le plus gênant, c'était qu'il ne permettait pas d'avoir de place, parce qu'avec un don pareil, tu es prédisposé à t'en aller, tu es de passage seulement. C'est pas un don de sédentaire quelque part, il faut en être conscient, et c'est difficile de vivre avec des fois mais il n'avait pas le choix. Il était né comme ça.
Ce qui l'occupait d'abord c'était son mal de crâne abominable dû aux changements de couleurs. Parfois Virgile se maudissait de ne pas être daltonien, au moins il aurait eu un peu plus de difficultés à les discerner, les couleurs, et il aurait eu moins de flashs dans la caboche quand celles-ci commençaient à devenir plus variables. Tout à fait le cas à ce moment-là vu que madame n'arrivait pas à décider de ce qu'elle ressentait vis-à-vis de Virgile. Encore une femme ça, tiens, qui en plus lui donnait son prénom. Elie. Trois ou quatre lettres selon l'orthographe ça devrait aller pour le retenir mais on ne sait jamais. Sans doute attendait-elle à présent qu'il lui donne le sien, ç'aurait été le plus poli à faire mais il ne savait pas quoi faire. Lui et les relations sociales...

- Je suis un secret de famille. Je me contente de passer et de repartir, rien d'extraordinaire. Je suis un type banal en-dehors de ça, pas grand-chose à dire.

Il n'a pas sorti sa tête d'entre ses doigts ce qui n'est pas très poli non plus mais c'est pas comme s'il en avait quelque chose à faire. Il attendait, respirait doucement, et c'est après un temps très court qu'il remplit à nouveau ses poumons d'air.

- Tu peux m'appeler Cende. C'est comme cendre, mais sans le [r]. Il n'y a aucune signification particulière à ce nom je crois. C'est un peu triste.

Il bougeait tellement peu qu'on aurait dit une statue. Il ne regardait toujours pas Elie non plus, peut-être qu'il avait peur de ce à quoi elle ressemblait. Sa voix s’étouffait dans ses longues manches.

- Il veut dire quelque chose ton prénom? C'est sans doute un diminutif, je me trompe?