Cette nuit était encore l'une de ces nuits tourmentées où j'étais constamment dérangée dans mon sommeil. Oh non, ce n'était pas la faute de mes colocataires, qui elles dormaient à point fermé. C'était la faute de ces cauchemars, de ces rengaines incessantes, de ces cris sans fin qui tourmentaient tristement mon esprit en ce moment.

Décidée à ne pas me laisser happer par ces visions d'horreur et ces pensées sombres, j'avais enfilé un gilet en laine par-dessus ma chemise de nuit, et j'avais vite mis une paire de chaussures. Faire un petit tour : voilà ce qu'il me fallait pour remettre de l'ordre dans mes pensées, et peut-être retrouver un peu de calme.

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J'avais dévalé les escaliers, longé plusieurs couloirs et finalement je me trouvais - peut-être un peu malgré moi - encore plongée dans une semi-torpeur devant la grande porte qui menait vers l'extérieur. Enfin, quand je disais devant, ce n'était sans doute pas aussi près que l'homme qui se dessinait devant moi. L'homme ? Oui.
Aussi étrange que cela puisse paraître, je n'étais pas la seule à être une noctambule, ce soir-là. La silhouette du jeune homme se dressait distinctement devant moi : une allure longiligne, un visage inconnu. Etait-il perdu ? Était-il nouveau ? Que pouvais-je en savoir. Mais quand il tourna légèrement la tête - il ne m'avait pas encore remarquée - je pouvais clairement distinguer - malgré mes yeux fatigués - sur son visage une franche angoisse.

C'était cela qui m'avait décidé à avancer.

A quelques pas de lui, je m'arrêtais et émis un bâillement qui le fit sursauter. Mince. Je n'avais pas voulu lui faire peur, mais ce geste n'avait pas été volontaire. La fatigue ma guidait, et pourtant je luttais un peu plus pour la repousser.

Avançant de quelques derniers pas vers lui, j'ouvris la bouche, cette fois-ci non plus pour bailler, mais pour chuchoter un petit quelque chose :

" Vous cherchez quelque chose ? .. "

Mes yeux océans devaient se lever un peu pour regarder son visage. Un jeune homme apparemment sympathique, mais tiraillé par une expression étrange : mélange d'une franche angoisse et d'une dose de méfiance. Les cernes étaient visibles, bleutées formant comme une petite poche en dessous de ses deux yeux. Était-ce un insomniaque ? Autre chose ?

La curiosité remplaçait doucement la fatigue.

Cet homme m'avait l'air particulièrement anxieux. En tout cas, en entendant ma question, ses lèvres se mirent à bouger, et à faire un lot de grimaces toutes plus étranges les unes que les autres. Je ne savais pas s'il le faisait consciemment ou non, mais cela m'intriguait un peu.
Il paraissait crispé, du moins c'est ce que ses poings me disaient. Ils les serraient et quand il s'en rendait compte, les desserrait. Et ce numéro recommença plusieurs fois, parce qu'avec les secondes qui passent, il oubliait de penser à cela pour penser à autre chose. Bref. Point de vue corporel, cet homme était soit une boule d'énergie - et alors on pouvait dire qu'il ne tenait pas en place - soit un des hommes les plus anxieux et frustrés qu'il m'avait été donné de voir dans ma vie.

Étrangement, quand il m'adressa sa demande, sa voix m'apparut tel un étrange paradoxe. Elle était tout le contraire de ce que reflétait son corps. Des tics, des sursauts, des crispations : l'on entendait rien de tout cela dans le son de sa voix.
Au contraire, il parlait d'une manière extrêmement claire, un peu à la façon d'un professeur qui cherchait à expliquer quelque chose à un élève en difficulté. Ou peut-être tout simplement comme quelqu'un qui voulait faire une première bonne impression.
Je décelais quelque chose dans son timbre comme une sorte de sympathie. A la façon du professeur d'espagnol avec qui elle avait déjà eu plusieurs conversations. Oui, une sorte de sensation de calme, de paisibilité m'arrivait jusqu'au oreille quand il m'avait dit ce qu'il voulait. Ce qu'il cherchait.

Je me permis de lui faire un sourire, bien que celui-ci cachait peut-être une certaine espièglerie. Je ne savais pas qui était cet homme, mais visiblement, il ne savait pas où l'on se trouvait, ni dans quel endroit il venait de mettre les pieds. Peut-être aurait-il songé à faire demi-tour s'il avait pu voir que j'étais une suceuse de sang incapable de réfréner une envie de sang quand elle se présentait. Sans doute qu'il n'aurait jamais fait le détour par l'établissement, s'il savait qu'on se trouvait dans l'école la plus étrange qui lui avait surement été donnée de voir. Une école particulière. Unique.

" .. En fait, nous nous trouvons dans un pensionnat, ici. "

Rien de méchant dans ma voix. Mais cette espièglerie qui me caractérisait. Ce ton malin que je prenais. Parce que, bizarrement, le fait qu'il ne sache pas où il était arrivé me faisait sourire. Cela m'amusait. Pas d'une façon méchante ; oh non. J'étais juste amusée.
La fatigue se faisait de moins en moins sentir.

Mon visage se fendit davantage ; mon sourire prenait de l'ampleur. Il se faisait plus compatissant peut-être. En tout cas plus aimable, serviable.

" Mais j'imagine qu'ils ne vont quand-même pas vous laisser dormir dehors. La direction ne sera peut-être pas ravie de ce réveil, mais c'est pour une bonne cause, n'est-ce pas ? "

Mes yeux cherchèrent les siens un moment, avant de se lasser soudainement de ce jeu.
Ma main se décida à le saisir par la manche, lui laissant à peine l'occasion de se saisir de ses quelques affaires.

Et d'un coup. Je m'arrêtai.

" Au fait. "

Je me retournais vers lui. Les mains sur les hanches et ce sourire omniprésent sur mon visage.

" C'est pas que je n'aime pas aider les inconnus, mais nous n'avons pas fait de présentation .. "

Mon regard laissait sous entendre que je voulais qu'il décline son identité. J'aimais bien savoir à qui j'avais affaire, il était vrai.

Angel. C'est un drôle de prénom. Dérivé d'un nom. Un ange. Voilà une drôle de coïncidence. Quand la seconde d'avant, je faisais le rapprochement avec le professeur d'espagnol, j'apprends que l'homme en face de moi porte le prénom de la race la plus pure qu'il puisse exister sur cette Terre. Humains aux allures de perfection. Descendus du ciel pour pardonner aux pauvres pêcheurs que nous sommes. Que beaucoup de nous sont ici. Mais on ne peut pas tout pardonner. Le meurtre ne se pardonne pas. Peut-être que s'il est accidentel ? .. Qu'importe. On sait très bien qu'ici, plus qu'un pensionnat, c'est le refuge des exclus, des différents. Le refuge des tueurs, de ceux que la vie - parfois - a décidé de punir, sans possibilité d'échappatoire. C'est ca. Angel, c'est un joli prénom.

" Enchantée Angel ! "

Il devait avoir quelques années de plus que moi. Je devais peut-être montrer une certaine forme de respect. Devais-je le vouvoyer ? Non. Pour quoi faire ? C'était un voyageur qui avait fait un tour dans la forêt. Qui avait entendu les loups-garous hurler par cette éclatante pleine lune - il ne s'était pas fait tuer, c'était une chance. Il avait échapper aux chasseurs de l'obscur et avait trouvé refuge en cet endroit.
Je savais autant que les gérants et les professeurs de l'établissement qu'il serait bien trop osé de le laisser repartir. Même rien que pour cette nuit, il fallait qu'il reste ici. Si ils refusaient, c'était comme offrir au ciel ou à l'enfer une vie de plus. Un sacrifice inutile. Il avait l'air gentil. Attachant.

Je lui avait tendu la main, lâchant par la même occasion sa manche. C'était histoire qu'il la serre. Présentation en bonne et due forme.
A mon tour, maintenant.

" .. Et moi je m'appelle Sidney. "

Un sourire.
Ne t'inquiète pas Angel, il n'est pas question que tu quitte cet établissement avant au moins quelques bonnes heures. Un meurtre dans les environs, cela n'étonne presque plus personne, cependant, dans le fond, nous savons bien que ça nous désole toujours un peu. Surtout quand il s'agit de quelqu'un comme toi tu as l'air de l'être. Une personne douce, calme. Sans doute une pointe d'anxiété dans tes gestes, mais tu as l'air pur.
Tu sais, quand un innocent meurt, ça ne tombe jamais dans l'oreille d'un sourd. Mais ne t'inquiète pas, je ferai en sorte que ce soir, il ne se passe rien, pour toi. Tu sais sûrement te défendre, mais comme je t'ai croisé ce soir, je me dis que j'ai une part de responsabilité sur toi, dans les prochaines heures. Vas savoir pourquoi. Je crois au destin qui m'a fait descendre les escaliers. Je crois qu'il m'a conduit jusqu'à toi.

Il avait repris la parole. Dormir dans un fauteuil ? Mais quelle étrange idée. De plus, des fauteuils il y en avait dans les salles communes, dans la bibliothèque .. Il fallait de toute manière prévenir qu'il y avait un jeune homme anxieux et perdu qui attendait qu'on lui offre un endroit où dormir pour la nuit.
J'étais convaincue que cela n'allait déranger personne .. Après tout, nous vivions dans un pensionnat : s'il y avait assez de place pour tous nous héberger, il y en avait bien assez pour que lui aussi puisse dormir confortablement.

Je secouai la tête et le regardai, cette fois, sans que mon sourire n'illumine tout mon visage.

" Ne sois pas ridicule ! Tu ne vas pas dormir sur un fauteuil ! De toute façon on doit avertir la gestion de ton arrivée ici. Autant que tu te repose dans de bonnes conditions, même pour une seule nuit ! "

Sourire espiègle.

" Je n'aimerais pas qu'on garde un mauvais souvenir de cet endroit .. ! "

Cette phrase était bien entendu adressée à lui. J'espérais que malgré la fatigue, il comprendrait.
Sans dire un mot de plus, je fis un petit geste de la tête, indiquant qu'il devait me suivre. Je m'avançais déjà dans les longs couloirs éclairés simplement à la lueur et la clarté de la pleine lune. Par cette belle soirée, il avait vraiment eu de la chance de ne pas tomber sur un loup-garou comme il en rodait par ici. Une grosse grosse chance.

Nous marchions dans les couloirs depuis plusieurs minutes dans le silence le plus complet. Nos pas résonnaient sur la pierre ancienne dont le sol était formé. Je me souviens qu'à mon arrivée j'avais été bluffée par l'établissement : les matériaux étaient pour la plupart encore ceux qu'on avait utilisé lorsqu'on avait construit ce château. Seules quelques retouches avaient été ajoutées de ci et de là pour la sureté de tout un chacun, évidemment.
Mais lorsque nous marchions sur le sol et que ce bruit de talons sur les pierres m'arrivait jusqu'au oreille, un sourire discret se dessinait sur mon visage : j'étais vraiment dans un endroit magnifique. Quelle chance.

Légèrement perdue dans mes pensées, Angel me fit reporter mon attention sur lui. Après tout, il était vrai que j'étais en train de le trimballer dans tout l'établissement et qu'à part mon prénom, il ne connaissait rien de moi. Mais il en était de même pour mon cas. Lequel des deux devaient le plus se méfier ?
Malheureusement - dans certains cas - je n'étais pas quelqu'un de naturellement méfiante. J'aimais croire que je pouvais faire confiance aux gens, même si cette naïveté m'avait couté beaucoup. Énormément, même. Elle faisait partie intégrante de moi, et j'étais consciente qu'au grand jamais je ne pourrais m'en défaire. Tant pis.

" Tu es élève ici ? Depuis quand es-tu ici ? "

J'esquisse un sourire. Depuis combien de temps je suis là ? Je ne sais pas, je ne compte pas les jours. Ni les semaines. Ni les mois. Ça doit faire quelques mois j'imagine. Quelque chose dans ce genre-là. Assez de temps pour que j'ai trouvé ma place, mais trop peu pour découvrir tous les secrets que recèle ce magnifique endroit. Voilà.

" Oui, je suis élève. "

Je tourne la tête vers lui et esquisse un sourire. Mais je ne m'arrête pas de marcher, même si je ralentis la cadence.

" .. A vrai dire, je ne sais pas trop depuis quand. Un petit bout de temps, disons. "

Et pour continuer la conversation - elle était si bien entamée maintenant, que je m'en serais voulu de ne pas prendre une perche clairement tendue.

" .. Et toi, dis-moi, qu'est-ce que tu faisais dans le coin en pleine nuit ? On ne peut pas dire que ce soit un lieu vraiment accueillant, ni peuplé d'ailleurs. "

Hors le pensionnat lui-même et le petit village qui était à quelques bonnes minutes de marche de là, il n'y avait pas une grande activité. Même si l'on disposait de tout ce qu'on pouvait souhaiter - installations, cafés, bar, cinéma et j'en passe - les premières villes étaient quand-même assez loin pour que nous soyons tous arrivés en taxi ici.
Alors je me permettais de me poser la question. Était-il un promeneur égaré ? Mon doute n'était que plus grand, tout comme ma curiosité.

Il semblait un instant gêné, ou peut-être déconcerté par ma question. Pourtant, il fallait qu'il s'y attende hein. Il voulait en savoir plus sur moi, et cela avait attiré une curiosité jusque là dissimulée pour lui. C'est vrai qu'en le regardant un instant, je vins à me demander comment j'avais pu retenir ma curiosité. C'était un personnage qui laissait des questions derrière lui.
Déjà, son physique m'avait fortement intrigué au départ. Il est vrai que je ne m'étonnais plus de rien, mais tout de même, il avait tout d'un personnage qui remuait en lui un lot de troubles et de souvenirs sombres. Son allure laissait entrevoir - en tout cas - ce genre de chose. C'est ce que je pouvais y lire. Il avait des vêtements dans lesquels il paraissait étroits, mais dans lesquels il semblait flotter d'une manière presque irréelle. C'était une idée étrange. Une drôle d'image.
Les cernes qui tombaient au dessous de ses yeux et ses yeux cernés de noir, pouvaient contrasté avec sa voix et son timbre chaud, angélique. Il était une antithèse à lui tout seul, en quelque sorte. J'appréciais les personnages comme cela.

Il parlait, mais c'était d'une voix si lointaine, que j'avais l'impression d'écouter un conte. Un vieux conte qu'on raconte aux enfants. Son histoire était bien la sienne, mais elle était comme lue. Il me regardait pourtant dans les yeux de temps en temps, histoire de lever les yeux de son bouquin imaginaire, pour m'assurer que je l'écoutais bien.

Ne t'inquiète pas. Je t'écoute. Tu es anglais hein ? C'est drôle ça.

" Mon père est anglais. Il m'arrivait de passer des mois à Londres .. "

Ma voix aussi me semblait plus lointaine. Un peu comme un écho. Un souvenir que je tenais à lui conter. Ou alors juste quelques mots en l'air : l'annonce qu'on a quelque chose en commun, lui et moi. C'est drôle, ça aussi. Voilà que nous sommes plus que deux simples noctambules.

Et puis, comme si je comprenais ce qu'il venait de dire avant, je m'arrête de marcher. Il me percute presque, mais s'arrête lui aussi. Il est vrai que j'ai été brutale. Je ne pensais pas m'être arrêté d'une manière aussi sèche, et pourtant je l'avais fait.
J'étais complètement tournée vers lui.

" Tu as bien fait de venir ici. Tu sais, ce n'est pas le château qui est effrayant ; c'est ce qui se trouve dehors. "

Et là, j'étais particulièrement sérieuse. Son sourire s'était un peu amoindri sur son visage, et je m'en suis voulue. Mais autant que je le prévienne de façon claire et nette. Il n'avait apparemment pas la moindre idée de la chance qu'il avait eu d'être arrivé jusqu'ici une nuit de pleine lune.
Un carreau laissait passer la lumière de l'astre lunaire sur nous. Cela rendait ma peau encore plus pâle qu'elle ne l'était. Il y avait quelques petits courants d'air par ci et par là, mais je ne sentais rien. Ma peau était déjà glacée.

Il avait ouvert la bouche, encore une fois. Et toujours ce même timbre doux, sage. Ce timbre agréable. Il semblait que rien ne pouvait complètement le déstabilisé, même si je me doutais que mes derniers propos l'avait quelque peu intimidé. Ou plutôt : intrigué.

" Les personnalités sont toutes différentes ici. Mais chacun à sa part de bon. Certains cache mieux leur jeu que d'autres .. Si jamais il venait que tu reste, tu le constaterais par toi-même ! "

Je lui faisais un petit sourire. Sache garder ces informations dans ta mémoire, Angel. Ce que je te dis n'est pas anodin.

Oui, c'était une coïncidence. Nous étions tous les deux originaires de Londres. Enfin, plus ou moins .. Pour ma part, j'étais un drôle de mélange entre un père anglais et une mère franco-russe. J'étais née à Paris et avait passé la plupart de mon temps dans cette ville. Il m'était cependant arrivé de passer des mois en Angleterre, dans la résidence de mes grands-parents, ou encore en Russie, du côté de la famille de ma mère. J'étais une belle métissée, en sorte.

Mes paroles semblent l'inquiéter, si bien que je vois une lueur de frayeur dans le regard. En tout cas, quelque chose comme de l'inquiétude. D'un côté, cela ne m'étonne pas. Comment pourrais-je l'être ? C'est lui qui est étonné. Il ne connaît pas la dangerosité de cet endroit. Il ne sait pas à quel point il a eu de la chance d'arriver jusqu'ici une nuit de pleine lune. Pas la moindre notion des personnes qu'il peut rencontrer ici. Cet endroit est merveilleux, mais il recèle de dangers. c'est un paradis pour les gens comme moi. Sans doute une sorte de risque, de mésaventure pour les autres. Les gens " normaux ".

Angel avait semblé effrayé, mais cette expression avait rapidement disparu de son visage. Comme si mes paroles étaient rentrées dans une oreille pour ressortir de l'autre. Comme si l'inquiétude n'avait été qu'une phase minime.
D'abord interpelée par ce changement soudain dans son attitude, je fus pourtant rassurée en l'entendant me dire qu'il avait compris ce que je lui avais expliqué.

Bien qu'il fut plus âgé que moi, j'avais l'impression que c'était une sorte d'enfant, jeune, heureux, insouciant. Un homme qui voit le bien partout - en tout cas entre ces murs. Il souriait, et même si je l'avais freiné dans son élan, il reprenait maintenant le sourire, et regardait autour de lui avec le même air enchanté qu'il avait déjà abordé auparavant.

Il me remerciait. Il n'y avait pas de quoi, enfin.

" C'est normal. Je n'arrivais pas à dormir. Je t'ai vu, tu avais l'air perdu. Je n'allais quand-même pas te laisser déambuler tout seul dans les couloirs ! Tu te serais rapidement perdu ! "

Oui, il y avait tant de dédales, tant de raccourcis et de chemins qui ne menaient pas là où l'on pouvait l'imaginer, que si l'on était pas de l'établissement, on avait bien du mal à trouver son chemin.
Étant moi-même arrivée ici, je me souvenais de la difficulté que j'avais eu à repérer les différentes salles dans lesquelles j'allais avoir cours, les différentes pièces qui me seraient utiles de connaître, et même les escaliers qui menaient jusqu'aux chambres. Le lieu était tellement grand qu'il était vraiment possible de se perdre.

Nous tournions au détour d'un couloir. Un léger sourire flottait sur mon visage. Nous avions repris la route.

" Il y a énormément de choses à voir ici, je te le confirme. "

Je tournais un peu la tête.

" .. Pour te donner une idée : je crois qu'en dehors de quelques rares exceptions, personne n'a jamais vu tout ce que le pensionnat avait à offrir ! "

Un ricanement. Mélange d'amusement et d'espièglerie. J'étais amusée de savoir que je lui faisais une courte visite, alors même que je ne connaissais pas tout des lieux.
Enfin, nous arrivons devant une grosse porte en chêne ..

Ses dernières paroles étaient les mots les moins assurés qu'il avait débité de toute la conversation. Je ne pouvais m'empêcher de laisser ce petit sourire au coin de mes lèvres. Je n'étais plus vraiment fatiguée, ou plutôt, mon état de fatigue était momentanément en suspend. Depuis que j'avais décidé de conduire cet homme - Angel - là où il fallait qu'il se rende, j'étais passée des bâillements à un semi-éveil : un état à la fois étrange et amusant.

" Oui, ça y est .. "

Effectivement, c'était devant la porte que je m'étais arrêtée.
Elle était massive, toute faite de chêne et certes, elle était un peu imposante, je devais le reconnaître. Mais je me doutais fort que ce n'était pas la porte qu'il craignait, mais plutôt ce qui se cachait derrière. Il redoutait de découvrir quelqu'un de mauvaise humeur - peut-être une vieille secrétaire dont les rides accentuait son expression renfrognée - derrière cette porte.

J'abaissai la poignée qui grinça alors légèrement. Comment couper-court au silence.
Mais une fois qu'elle fut ouverte, pas question de laisser le temps à Angel de voir ce qui s'y cache, je m'engouffre et je l'entraine en le tenant fermement par la manche.
La porte se referme derrière nous, et nous sommes dans une pièce de petite taille, éclairée par une vieille lampe posée sur un bureau en bois foncé. Une petite fenêtre nous permet de distinguer vaguement la lune, dont seul un - ou deux - rayons éclairent la pièce.

Une homme d'une cinquantaine d'années dort sur une chaise, les pieds posés sur une seconde chaise. Il a les bras croisés et ronfle très légèrement. Il n'a rien de bien inquiétant : son visage montre la présence de quelques rides, et un léger filet de bave coule le long de son menton. S'assoupir dans cette position n'est pas vraiment l'idéal. Il risque de se faire un torticolis, le pauvre.

Je m'avance et tapote doucement sur son épaule. D'un œil je m'assure que l'ange n'a pas pris ses jambes à son cou. En effet, ce n'est pas le cas, mais on dirait que ce n'est pas l'envie qui lui manque. Il est tout contre la porte, et n'a pas bougé depuis que nous sommes entrés. C'est à peine s'il n'a pas l'impression de gêner les autres quand il respire. Attend-t-il le verdict ? Pour cela, il faudrait réveiller le concierge.
Je lui fais un signe de la tête. Il me comprend, et avance un peu. Je vois l'ampoule refléter dans ses yeux. Des yeux bleus qui paraissent alors davantage gris et des cernes qui paraissent encore plus sombres.

D'un coup, l'homme se réveille en un sursaut. Il perd l'équilibre qu'il avait sur sa chaise et m'attrape le bras. Je me suis effrayée, l'ombre d'un instant.

" Hein ? Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?! .. "

Il a une voix d'énervé, mais encore mal réveillée. Son sommeil devait être profond, pour qu'il ne nous entende pas rentrer, et encore davantage pour qu'il ne sente pas la pression que j'avais exercé sur son épaule depuis une petite minute.
Les battements de mon cœur se ralentissent à nouveau, lentement. Je crois qu'Angel aussi s'est effrayé : il a fait un pas en arrière et ses bras son légèrement avancés par rapport au reste de son corps. Je lui adresse un regard : ne sois pas effrayé, tu vois bien qu'il n'est pas méchant. Espérant qu'il y comprenne cela.

D'un geste doux et insistant à la fois, je remue mon bras, de façon à ce que l'homme lâche la pression qu'il avait commencé à y exercé. J'ai la peau sensible en fait ; elle marque rapidement. Loin de moi l'envie de me retrouver avec un bleu sur un morceau d'avant bras.

" Excusez-nous de vous avoir réveillé .. "

Il regarde sa montre et fronce les sourcils. Nous sommes au beau milieu de la nuit. Il est vrai que 3h42 n'est pas vraiment une heure de grand trafic dans les parages. Il est étonné et surement un peu dérangé qu'on l'ai réveillé. Tant pis, c'est pour la bonne cause.

" C'est pour quoi ? "

Il questionne et fixe en même temps. Son œil insistant me gêne un peu. Je n'aime pas les gens qui vous regarde de cette façon. Mais je n'en dit rien. Son regard fait des allers et retours entre Angel et moi. Nous nous partageons silencieusement ce regard assez désagréable.
Je reprends :

" Il .. " Je lance un bref regard à Angel, le désignant. " .. s'est perdu dans les parages. Il est arrivé jusqu'ici, et moi je l'ai trouvé dans les couloirs. "

Le concierge me regarde avec une certaine curiosité. Pour répondre à une question muette, je me lance.

" Je fais des insomnies en ce moment. " Et je continue. " Est-ce qu'on pourrait se débrouiller pour qu'il ai une chambre ? Au moins pour cette nuit. Vous savez comme il n'est pas prudent de le laisser dehors .. Ici. "

Pas de réponse dans un premier temps. Puis un grognement. Il se lève et attrape ses clés. Il dévisage Angel un instant et va vers la porte.

" .. Pas à moi qu'il faut demander .. Vais chercher quelqu'un qui s'occupe de ça .. "

Muni de ses clés, il ouvre la porte et sort de la pièce. Recherche bougonne d'un membre du personnel capable de s'occuper de ça.
Je lance un regard à Angel. A quoi pense-tu, là maintenant ?

Sa réaction m'avait fait sourire. Malgré le fait qu'il soit sans doute plus âgé que moi, il avait des réactions tellement simples, tellement attendues que c'en était amusant. Ce n'était pas un reproche. C'était plutôt une sorte de constatation : il n'y avait apparemment rien de méchant en ce garçon. Il incarnait une candeur et une innocence impressionnantes. Du moins, les trouvais-je impressionnantes.

Le concierge était parti voilà à peine quelques dizaines de secondes.

" Ne t'inquiète pas. Comme je l'ai dit au concierge, j'ai tendance à faire de l'insomnie .. Être ici où je peux t'aider, ou ailleurs où je ne sais pas quoi faire pour faire passer le temps, le choix est vite fait ! "

J'aurais sans doute encore pu me confondre en arguments pour le montrer que je n'étais aucunement forcée à rester ici - mais que j'étais bien là par envie - mais je crois que ces seuls mots avaient achevé de le convaincre puisqu'il ne rétorqua plus. Ou peut-être qu'il n'en eu pas le temps, car la porte grinça à nouveau et le concierge entra - l'air un peu endormi qu'avant - accompagné d'une femme en robe de chambre. Je la connaissais pour être la gestionnaire, ou quelque chose dans le genre. Ou la secrétaire. Je ne savais plus exactement. En tout cas, c'était elle qui m'avait remis les quelques documents importants que j'avais eu à mon arrivée et elle également qui m'avait dit où j'allais trouver mes livres. Le genre de trucs communs qu'on dit aux nouveaux élèves. Rien de bien compliqué en somme. Mais elle avait toujours eu le sourire, d'aussi loin que je m'en souvenais.
Portant elle aussi un peu les traces de l'âge, ces rides même gravaient sur son visage l'expression qu'elle avait abordé le plus souvent au cours de sa vie - des rides qui s'accentuaient quand elle souriait.

Elle étouffait un bâillement et nous invitait à nous rapprocher du bureau derrière lequel elle se positionnait déjà - vieille habitude, sans doute. Depuis combien de temps occupait-elle ce poste ? Sans doute un moment déjà. Après tout, les gens ne changeaient pas de poste aussi rapidement qu'ailleurs : il ne fallait pas que tout le monde sache ce qu'il se passait entre ces quatre murs. C'était un peu le secret, ici.

Elle nous fixa tour à tour. Son regard passa rapidement de ma tête blonde à celle du jeune inconnu qui s'était perdu dans les bois. Il était arrivé ici en vie hein ? Oui, elle devait sans doute trouver cela un peu étrange aussi. Un coup de chance. Un gros coup de chance, mais qui avait son poids à peser sur la balance.

D'une voix encore endormie, elle s'adressa à nous - je ne savais pas si c'était à moi ou à Angel.

" Alors, j'ai eu rapidement le temps de comprendre ce qui se passait .. Dans les grandes lignes. "

Son regard se posa encore une fois tour à tour sur Angel et moi. Ou inversement. Elle baissa les yeux sur un stylo et quelques registres. Elle avait ses lunettes sur le bout du nez - certainement les avait-elle enfilé à la hâte quand le concierge l'avait éveillée.

" Quelqu'un peut me raconter ce qu'il se passe, plus en détail ? "

Je voulus intervenir et dire ce que je savais, mais je fus couper dans mon élan en voyant qu'Angel s'avançait encore un peu vers le bureau. Jusqu'à être en face de la bonne femme. Après tout, il était vrai qu'il était le plus concerné de nous deux.

La bonne femme ouvrait les yeux un peu plus grands à présent. La demande du jeune homme était plutôt inattendu, tout du moins, elle ne voyait pas toutes les nuits des gens qui arrivaient de la sorte - et d'un côté, elle en était heureuse.
Elle grattait quelques mots sur son calepin - histoire de prendre le nom, le prénom et quelques fragments de l'histoire de ce drôle de bonhomme - et releva les yeux vers lui. Elle le fixait, par dessus ses lunettes, et son sourire s'était un peu fané. Rien de bien méchant : ses rides lui donnait toujours une bonne mine souriante.

" Jeune homme, vous avez eu beaucoup de chance d'être arrivé jusqu'ici. "

Je regardais à mon tour la secrétaire avec bien plus d'attention. Elle était en train de lui dire concrètement qu'il avait eu une chance de cocu. Ce qui laissait à supposer que la forêt était un endroit extrêmement dangereux. Je n'avais fait que le sous-entendre jusqu'à présent, mais elle, elle y allait franchement. Qu'avait-elle derrière la tête ?

Mais elle ne continua pas. Elle se rassit un peu plus confortablement sur sa chaise en bois, et toujours au-dessus de ses lunettes, elle nous observe tour à tour. Elle s'attarde bien plus sur le jeune homme - ce qui est normal, elle sait que moi je sais où je me trouve.
Sa voix s'élève à nouveau dans les airs. Elle soupire légèrement.

" Vous allez loger dans une chambre libre du côté de l'aile du personnel, cette nuit .. "

Mais elle ne s'arrête pas là.

" Si vous voulez conserver cette chambre plus d'une nuit cependant, mon ami, et pouvoir y travailler, vous devrez connaître la vraie nature de cet endroit. "

Elle souriait discrètement. Moi j'avais une certaine appréhension. Comme une sorte de boule au fond de la gorge. Ce n'était pas la manière habituelle d'embaucher de nouveaux employés, n'est-ce pas ? Et puis, qu'adviendrait-il s'il désirait finalement s'enfuir ? Il savait maintenant que l'établissement n'était pas un simple pensionnat. Mais d'un autre côté, il ne savait pas ce qu'il avait de spécial.
La secrétaire ne flanchait pas.

" Si vous acceptez ce poste, Speirs, vous serez lié à cet établissement jusque dans votre tombe. Vous comprenez ? "

Elle n'était pas méchante, mais ses mots me firent frissonner. Je n'arrivais pas à envisager la réponse d'Angel.
Je m'approchais un peu plus et posais une main amicale sur son bras. Histoire de le rassurer peut-être. Je ne savais pas.
Un petit sourire au bord des lèvres, c'est tout ce que je pouvais lui apporter. J'avais envie de lui dire : " n'ai pas peur ! C'est le plus bel endroit dans lequel tu puisses travailler ! ". Mais je restais muette. Je savais qu'il devait prendre lui-même la décision d'accepter ou non un tel poste, et par la même occasion de connaître ou non les secrets que renfermaient ces murs.

La vieille sourie et ses yeux sont presque rieurs derrière ses lunettes. Elle ne se moque pas de lui, ce n'est pas son genre. Mais cette situation, elle la trouve plutôt amusante. Qu'y a-t-il d'amusant à cela ? Maintenant, je peine moi-même à comprendre. Je ne doute pas qu'elle possède elle aussi des pouvoirs, qu'elle est elle-même d'une race qui n'est peut-être pas humaine. Mais que voit-elle d'amusant à la situation ?

" Oh mais si, tu as tout à fait compris, Speirs. "

Ton rassurant. Étrangement, cela ne semble pas apaisé notre jeune recrue - ou future recrue plutôt, en tout cas, je l'espérais. Il avait effectivement compris tout l'enjeu de la situation : il y avait un poste qui n'attendait que lui, mais pour cela, il devait faire une sorte de serment. Le genre qui en impose beaucoup, en fait. Puis si peu à la fois. Qu'est-ce qu'une vie ?
J'avoue qu'il était facile de penser de la sorte, maintenant que je m'étais faite à l'idée que j'étais une immortelle. Pour un humain, ce n'était pas tout à fait la même rengaine.

" Ce n'est ni le hasard, ni la chance qui t'ont conduit jusqu'ici .. " Elle se délecte un peu de nos mines, aussi attentives l'une que l'autre. " .. Il semblerait que toi-même, tu ne sache pas vraiment qui tu es. "

J'interviens. Cette discussion risque de le perturber plus qu'autre chose. Moi-même je commence à m'y perdre.

" Venons-en au fait, s'il-vous-plaît. "

Elle m'adresse un regard derrière lequel se cache toute la bonne volonté du monde. Elle n'est pas effrayante, mais terriblement gentille. Elle veut sans doute être sûre de ne pas faire fausse route, dans le choix qu'elle va faire. Après tout, il en va du bien de l'établissement tout entier.

Elle se redresse, et saisit Angel par la manche. Ce n'est pas un geste brusque, mais il ne peut s'empêcher de sursauter. Quant à moi, j'ai lâché son bras. Je suis légèrement en retrait.

" Mon grand, ici vivent des personnes que tu voyais dans les contes de ton enfance. Des personnes dont peu de gens connaissent l'existence. Pourtant, ils sont infiniment nombreux .. "

Elle avait capté toute son attention. Il avait apparemment du mal à comprendre où elle souhaitait en venir.

" Les gens que tu peux voir ici te semblent peut-être comme tout le monde, mais ce sont des magiciens, des sorciers, des anges .. Ou alors des vampires, des démons ou des loups-garous. Les humains que tu vois ici sont eux-mêmes pourvus de pouvoir que tu ne pourrais imaginer. Ou peut-être que .. ? "

Il a l'air choqué. Et je le comprends.
Elle continue, maintenant qu'elle est sur sa lancée, elle va tout lui expliquer. Toujours cette même voix douce .. Une caresse qui arrive à nos oreilles.

" .. Il ne t'es jamais arrivé de faire des choses que tu n'arrivais pas à expliquer ? .. De te sentir différent ? .. "

Elle se redresse. Fait le tour du bureau. Son sourire illumine maintenant son visage. Elle prend la main d'Angel dans la sienne.
Je recule un peu. Le concierge regarde la scène, attentif, assis sur la chaise sur laquelle il bavait tranquillement il y avait encore quelques minutes.

" Toi aussi tu appartiens à ce genre de personnes. Toi aussi tu es différent. Je l'ai su dès que je t'ai vu .. Je l'ai senti. "

Et tout devenait plus clair pour moi, alors que le sourire de la vieille secrétaire ne pâlissait pas. Elle avait sans doute été un peu embauchée pour cela : elle avait ce pouvoir-là. Celui de " sentir " qui était la personne en face d'elle. De ressentir à quel monde, à quelle race elle appartenait. C'était là un gros avantage. Et surtout un énorme pouvoir, qu'il valait mieux avoir avec soi.
Je me sentis soudain apaisée. Mais cela ne semblait pas être le cas d'Angel.

Il est complètement affolé le pauvre. Je le comprends. On pense être un simple humain, et d'une seconde à l'autre, quelqu'un que vous n'avez jamais vu auparavant vous dit tout le contraire. Il vous dit que des choses auxquelles vous n'avez jamais cru existent. Elle vous dit que vous êtes vous aussi de ceux auxquels vous refusez de croire. C'est dur. Un gros coup dur.
Sa voix n'est plus de tout calme. Il est absolument catastrophé. Terrifié. Il se tourne vers moi, et cherche dans mes yeux une trace de blague. Une mauvaise blague, croit-il.
J'aimerais tellement te dire que oui, rien que pour te calmer. Mais ce serait te mentir, mon pauvre Angel. Si tu me voyais tel que je peux être quand je ne me contrôle pas, tu me craindrais. Je n'ai pas envie de cela. Mais je ne peux pas te dire ce que tu aimerais entendre.

Il tourne le dos à tout le monde. Prends sa tête entre ses mains. Il parle pour lui-même. Ou plutôt hausse la voix. Il essaye de se convaincre qu'il est dans un mauvais délire. Mais rien de tout ça, mon cher, je peux te l'assurer. Des canines qui brillent dans l'obscurité, un regard aussi rouge et vif que le sang qui coule dans tes veines .. Je les ai trop vu pour rester naïve. Il n'y a pas que les humains. Surtout pas ici.

La secrétaire et le concierge ne semblent pas surpris par ta réaction. Mais moi, elle me touche pourtant.
Si bien que je vais énergiquement vers toi, mon grand. Ma main attrape plus sèchement ton épaule. Ce n'est pas dans le but de te faire acquérir une blessure : plutôt dans le but que tu remette les pieds sur terre, que tu redescende parmi nous.

" Eh, Angel ! Calme-toi !! "

Ma voix est ferme, résolue. J'ai peur qu'il ai une réaction inattendue, et que sous le choc, il se retourne violemment. Que je me prenne un coup par mégarde. Mais tant pis.
Je souffle, et je continue à parler, plus doucement cette fois.

" Tu voulais connaître le secret, eh bien tu le connais ! Elle n'est pas folle ! Ce n'est pas un délire ou je ne sais pas quoi ! On est tous différents ici, c'est pour ça qu'on est là ! Et si tu es arrivé jusqu'ici sans encombres, tu dois sûrement être différent, toi aussi ! "

La secrétaire marmonnait à l'adresse d'on ne sait qui.

" De toute façon, maintenant qu'il sait, ce n'est plus vraiment comme s'il avait le choix. Quelqu'un le surveillera jusqu'à ce qu'il soit assigné à son poste .. "

Ce n'était pas une sorte de mauvaise foi, mais une résignation, plutôt. Il n'avait pas tellement le choix. Puis, elle le sentait elle : il était fait pour ce métier. Fait pour cet endroit. Pour être parmi nous. Parmi ceux qui sont différents. Ceux que beaucoup de gens méconnaissent .. ou qu'ils craignent. A voir.

Ma voix se fait un peu plus suppliante. Je le force à se tourner et à nous regarder encore une fois. Mon regard croise le sien ; j'y vois de la folie, de la crainte, du choc.

" Regarde-nous, je t'en prie. Est-ce qu'on a l'air de monstres ? J'ai l'air d'un monstre ? .. "

Je me pinçait les lèvres à mon tour. Mes mains maintenaient fermement ses manches. Je voulais qu'il reste face à nous, et surtout : qu'il se calme.

Je lâchais mollement sa veste. Il ne servait apparemment à rien de vouloir l'apaiser. Il était d'accord pour croire à ce qu'on venait de lui dire, mais c'était sans doute seulement dans le but qu'on arrête de lui en parler. Il voulait s'en aller, c'était palpable. Et moi, je n'avais aucune envie qu'il s'en aille. Mais aucune envie non plus qu'il ne nous craigne.
Je me doutais que c'était une personne honnête, compréhensive. Il était simplement dépassé par la tournure que prenait cette nuit. Il était fatiguée. C'est ce que je voulais croire. Je voulais croire en cette bonne volonté.

J'avais envie de lui dire aussi que nous n'étions pas des sortes de superhéros, capables de tout voir et de tout comprendre. Je ne savais rien de ce qu'il pensait : moi, tout ce que je savais faire, c'était de la supposition. Je n'avais aucun pouvoir qui pouvait m'être d'une quelconque utilité avec les vivants. Je n'avais rien dans ce genre là. J'étais plus maudite qu'autre chose. Je n'avais rien qui faisait de moi une bonne personne.
Je pouvais communiquer avec les âmes errantes. Je mordais les gens, je les condamnais. Ce n'était rien de glorifiant. Il s'accrochait peut-être trop aux héros et anti-héros qu'il avait vu étant petits. Ou alors dans les bouquins. Je ne pouvais lui en vouloir. Même moi qui m'étais toujours intéressée aux surnaturel, je n'avais pas envisagé la chose sous un tel jour avant d'être mordue.

" Arrête Angel. Personne ne partira .. Pas cette nuit. "

Le ton était ferme cette fois. J'étais décidée à lui faire comprendre tout l'enjeu de la situation. Il était différent lui aussi, mais ne voulait pas l'admettre car il ne l'avait jamais su. Ce que nous cherchions en arrivant dans cet établissement, ce n'était pas de formé une sorte de " groupe " hors normes .. Rien de tout cela. Nous cherchions seulement un endroit dans lequel il ferait bon vivre, et où nous serions moins un danger ( souvent ) ; autant pour les autres que pour nous-mêmes.

" Écoute, tout ce que tu as lu dans tes histoires, dans ces contes fantasques, toutes les séries et les films que tu as vus ne sont que des propos mensongers. Les démons n'ont pas de queue de diable, les vampires ne portent pas des capes, ils ne dorment pas dans des cercueils, les loups-garous ne se nourrissent pas de chair crue .. Je ne sais pas ce que tu peux penser Angel, mais tu fais erreur. Nous n'avons rien de superhéros, mais nous n'avons rien de monstres non plus. Regarde-nous .. Nous sommes humains .. "

Ma voix désamplifiait, doucement. Je faisais un pas vers lui. Il ne bougeait pas. Ne semblait pas réagir. Stoïque et méfiant. Perdu.

" .. Tu es humain. Et pourtant, tu es différent. Si ce n'est pas un don de posséder une vue sur-développée, de pouvoir communiquer avec les animaux et que sais-je, alors dis-moi ce que c'est ? "

Je soupirais.

" Cesse de te voiler la face. La vérité arrive crue, mais je peux te garantir qu'elle est réelle .. Tu es différent. "

A la lumière de la lune, ma peau claire apparaissait nettement. J'étais plus pâle qu'une morte, plus froide qu'un cadavre. Mes canines étaient rétractées, mais elles étaient la plus dangereuse des armes. Le moins coup était fatale. La moindre pulsion était dévastatrice.

Je repensais alors au moment où nous nous étions rencontrés. A peine quelques minutes avant ce moment-là. Je me souviens l'effet que sa voix, que ses premières paroles avaient eu sur moi. Je me souvenais avoir fait la comparaison avec la douceur du professeur d'espagnol. Une voix caressante, rassurante. Un ton aimable, un visage souriant en ( presque ) toutes les occasions. Et s'il était en fait .. un ange ? ..